Julian Assange: «c’est un abus scandaleux de protéger les secrets des entreprises en obligeant les journalistes à renoncer à la publication de certaines informations»
Jean-Jacques Régibier
Participant à un débat organisé à Bruxelles par la Gauche unitaire européenne, le fondateur de Wikileaks s’est déclaré hostile au vote par le Parlement européen d’une directive sur le « secret des affaires ». Il plaide au contraire pour une protection renforcée des lanceurs d’alerte.
Invité par la Gauche unitaire européenne a s’exprimer en visio-conférence depuis son exil forcé à l’ambassade d’Equateur à Londres, Julian Assange a dressé un tableau sombre de la situation de la presse en Europe. « Internet a commencé à fissurer le monopole de la presse traditionnelle telle qu’elle existait depuis plus d’un siècle. Cela a permis à de plus en plus de personnes de s’installer comme rédacteurs, mais dans le même temps, l’oligarchie et des monopoles ont énormément investi sur le Net », a expliqué le fondateur de Wikileaks, rappelant qu’aujourd’hui, Google domine le paysage médiatique européen, qu’il contrôle 80% du marché des annonces, et qu’il est devenu fournisseur de contenus, de moteurs de recherche, de boites électroniques etc. « Nous sommes à des années lumières du paysage médiatique classique, a-t-il ajouté, avec ses journaux locaux tout puissants et ses chaînes publiques. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la monopolisation progressive de l’information par les grands groupes qui s’avalent les uns les autres. L’avenir est incertain. Est-ce que nous allons assister à une concentration encore plus forte avec un ou deux opérateurs ? Personne n’en sait rien. C’est en tous cas, le défi que nous avons à relever. »
Le problème de la chute libre des audiences de la presse traditionnelle et de son financement, dû entre autres à la baisse drastique du marché publicitaire, entraîne un dérèglement général qui laisse la place libre aux monopoles économiques et financiers qui agissent via les gouvernements ( Julian Assange cite, aux Etats-Unis, le rôle des fondations de milliardaires comme Soros, Rockfeller ou Ford ) et fait que, selon lui, « aucun état-nation est en mesure de faire respecter la liberté de la presse, » car « dans les medias, le financement décide de la forme de l’information (… ) La question aujourd’hui est de savoir comment on peut contourner la divulgation des informations produites par les fournisseurs de contenus. »
Le vote par le Parlement européen sur les secrets des affaires sera donc un signal lourd de conséquences pour la liberté de la presse, et pour l’information des citoyens en général. Car nous ne sommes absolument pas dans un contexte où ce seraient les secrets industriels des entreprises qui seraient menacés, mais bien au contraire dans une situation où c’est le droit des journalistes d’investigation, des lanceurs d’alerte ou de tout autre citoyen estimant qu’une information relevant de l’intérêt public doit être divulguée, qui est remis en cause. Le député européen GUE/GVN Stélios Kouloglou explique : « ce n’est bien évidemment pas la recette des composants du Coca Cola que vont divulguer les lanceurs d’alerte, il s’agit là effectivement d’un secret industriel qui doit être protégé, et personne ne pense à le rendre public. Aucun media ne le ferait .» En revanche, les éventuels malversations financières d’une entreprise, ses placements dans des paradis fiscaux, ou toute autre information qui aurait des conséquences pour la vie des citoyens – fermeture de sites, licenciements etc. – doivent pouvoir être rendus publics sans que l’entreprise puisse invoquer à tout bout de champ le secret des affaires.
Il y a donc une très grande hypocrisie à invoquer ce « secret » pour des motifs qui ne seront pas les bons. De nombreux députés l’ont fait valoir : la notion de secret d’affaires est tellement floue, tellement large que les entreprises pourront y mettre à peu près tout ce qu’elles veulent, elles s’en serviront comme d’une menace permanente en direction de ceux qui seraient tenté de divulguer des informations qui les concernent. Il s’agit donc d’un outil de plus dans les mains de entreprises pour contrôler l’information, ce qu’elles font déjà, car elle disposent déjà de moyens pour poursuivre journalistes, lanceurs d’alerte ou citoyens. « Un des journaliste qui a pu obtenir des informations des Panama Papers a du réfléchir au nombre d’informations qu’il pouvait publier et certains journalistes ont renoncé », explique Julian Assange. « Cela a été le cas aux Etats-Unis. Zéro document sur les Panama Papers ont été publiés, parce que la pression étaient tellement forte qu’ils ont été obligés d’y renoncer. C’est un abus scandaleux que de protéger les secrets des entreprises en obligeant les journalistes à renoncer à la publication de certaines informations. »
Pour le fondateur de Wikileaks, ce sont bien au contraire les lanceurs d’alerte, journalistes d’investigation et citoyens – des syndicalistes connaissant de l’intérieur de l’entreprise, des informations qui concernent le public, par exemple – qui doivent bénéficier d’une protection supplémentaire. « Ce pourrait être justement le rôle de l’Europe, » préconise-t-il. « Les pays doivent accueillir les lanceurs d’alerte, leur donner un refuge, faire respecter le droit à l’information, en Europe et ailleurs dans le monde. Cela pourrait être un espoir et permettre à l’Europe qui traverse une grave crise de légitimité politique, et qui ne peut pas réagir aux inquiétudes des citoyens, de se renouveler. »
A la question du député européen Stélios Kouloglou, membre de Syriza, qui lui demandait comment il vivait depuis 4 ans son exil forcé à l’ambassade d’Equateur à Londres, Julian Assange répond : « Le jeu en vaut la chandelle quand on y croit. Si vous êtes convaincu que la qualité du journalisme est le baromètre d’une démocratie, alors oui, ça vaut la peine. » Et celui qu’on peut considérer comme le modèle des lanceurs d’alerte persécuté, d’ajouter : « cela fait presque 6 ans que mon passeport a été saisi, sans aucune forme de procès, sans procédure, c’est complètement illégal, une commission des Nations Unies l’a dit. »